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--- Réflexions personnelles en marge de mon actualité, à la mémoire de Jean Paul II --- Blogue catholique francophone ---

2007-03-19

Les futurs alternatifs

Mon fils l'historien prend son métier au sérieux. Il fronce les sourcils devant le travail des auteurs de romans historiques qui insèrent leurs personnages et les péripéties qu'ils vivent dans un contexte historique plus ou moins bien reconstitué. Il dédaigne également le travail des historiens de l'imaginaire qui se servent de leur science de la réalité historique pour inventer des futurs alternatifs situés dans le passé, du genre «Que serait-il arrivé si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo?»

Les historiens qui versent dans l'histoire alternative (ou contrafactuelle, imaginaire, virtuelle, parallèle, hypothétique, etc.) s'efforcent généralement d'écrire des essais relativement brefs d'alternatives plausibles. Les romanciers du passé essaient d'être réalistes; les romanciers du futur ne peuvent qu'inventer, avec plus ou moins de bonheur, des sociétés qui continuent les lignes de fond de la société actuelle ou qui en divergent. Les romans d'anticipation sont souvent l'occasion d'une réflexion sur les enjeux de la société actuelle. De même, les essais d'histoire virtuelle aident à réfléchir sur le jeu de la causalité dans l'histoire réelle.

Certains, comme mon fils, mettent de côté ces efforts de réflexion où la créativité s'exerce, les considérant comme de vaines spéculations, des divertissements oisifs. Un lecteur avide peut retrouver dans ce genre de romans ou d'essais l'occasion de nourrir son imagination historique.

Il me semble que derrière moi s'étend un passé unique et devant moi un avenir multiple. Ce nexus que je suis, la possibilité que j'ai d'influer par chacune de mes décisions et de mes choix sur l'avenir de l'univers, est une réalité commune à chaque être humain passé, présent et à venir, en fait à chaque constituant de la création. Qui sait, par exemple, tout ce qui a changé dans l'histoire du monde à cause de l'éruption du Vésuve en 79 AD? Que de hasards et d'accidents ont pu modifier, modifient et modifieront le cours de l'histoire!

J'ai lu avec plaisir le roman de Éric-Emmanuel Schmitt, «La part de l’autre», qui raconte en parallèle la vraie histoire d'Hitler et ce qui lui serait arrivé s'il n'avait pas failli son examen à l'école des arts. Un écrivain de cette stature sait habiller ses deux personnages sans que rien dans le destin du second (et dans l'histoire du monde alternatif où il évolue) ne semble impossible ou improbable. Une conséquence lointaine de la divergence apportée par l'incident initial, par exemple, est que l'état d'Isrël n'a jamais été créé.

Je peux moi-même regarder le paysage de ma vie passée et constater que si à tel moment j'avais pris une décision différente, ma vie aurait pris un autre tournant. Ma vie actuelle est la somme d'une suite de décisions prises par moi dans le contexte de décisions prises par d'autres et d'événements plus ou moins fortuits. Ma vie a pris des tounants décisifs, parfois à la suite de circonstances qui semblent dues aux caprices du hasard.

Il y a tellement de «Que serait-il arrivé si…» de possibles, dans la vie de tout être humain et dans le déroulement de l'histoire, que la réflexion des anciens philosophes hindous que tout ce qui arrive est un des rêves multiples concomitants de la Divinité et qu'il existe concurremment une infinité de réalités parallèles semble une piste intéressante à explorer. Est-ce que pour le Dieu de Jésus-Christ «possible» veut dire «réel» dans un univers alternatif? Tout ce que je sais, c'est que moi, ici et maintenant, je suis et je suis en train d'écrire un texte qui me donne l'occasion de réfléchir et qui suscitera peut-être chez quelqu'un d'autre une réflexion qui influera sur sa vie et sur le cours de l'histoire.

La piste de réflexion que je poursuis aboutit inévitablement à la question de la prédestination, qui est philosophique et théologique. Est-ce que le destin existe? Est-ce que la liberté existe? Si je regarde mon passé, je ne suis plus libre face à lui (je ne puis plus rien y changer). Je peux jouer avec mes interprétations et mes souvenirs, je peux donner du sens, je puis accéder à une guérison face à des souvenirs blessants, etc., mais cela ne change en rien ce qui est déjà advenu. Si j'envisage l'avenir, je peux bien faire des projets, mais plus ils se placent dans un futur lointain, moins ils sont sûrs. Je ne sais même pas avec une certitude absolue ce qui m'adviendra la semaine prochaine. Même si je planifie à outrance, tellement de choses peuvent bousculer mes projets.

Le seul moment où s'exerce ma liberté est le moment présent. Je peux décider de me lever de ma chaise et aller faire une sieste, ou aller gratter la neige qui encombre mon trottoir, ou aller jouer une partie d'échecs avec ma femme, ou…Je choisis de continuer ma réflexion. À toute heure du jour, je me trouve devant des choix à faire. Certains sont réactifs, certains sont proactifs. Toujours je suis influencé par un contexte historique, géographique, social, psychologique, etc., qui peut m'incliner dans telle direction ou telle autre. Ce que j'ai comme valeurs, comme projets, comme obligations, etc., l'avenir tel que je le rêve, exerce sur moi une attraction qui fait que je vais avoir tendance à décider d'une façon ou d'une autre ce que je vais faire dans la prochaine heure. Je sais que je dois et veux être à tel endroit à telle heure et je vais n'organiser en conséquence. Même si parfois je suis entraîné par le courant, en réfléchissant à mes expériences passées, il me semble que si je suis parvenu à tel endroit, c'est souvent à la suite de décisions, de choix vraiment libres.

Vivre, c'est comme jouer aux échecs. À chaque moment du jeu, je suis comme devant une planche qui est le résultat de plusieurs décisions de la part de deux joueurs. Je suis devant une myriade de possibilités et chaque décision va conditionner la suite du jeu. J'ai beau prévoir, les décisions de mon adversaire modifient constamment la donne et m'obligent à reprendre mes calculs en vue d'un choix stratégique. Ma vie apparaît donc comme une suite de choix face à l'avenir conditionnés par les possibilités que le passé m'ont léguées.